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une petite histoire du jazz...

Duke Ellington

Citoyen du monde

Les musicologues, nombreux, qui ont écrit sur Duke Ellington comparent très souvent son oeuvre à celles des peintres impressionnistes comme Monet ou Pissarro. Pour James Lincoln Collier, il a été "un grand peintre". Pour Gérald Arnaud et Jacques Chesnel, il y a eu "le dessinateur sous le peintre". Pour Michel Laverdure, enfin, « il vise à l'émotion, au mouvement et au swing, faisant donner le meilleur d'eux-mêmes à ses solistes triés sur le volet ».

Au-delà des comparaisons "picturales", l'image que laisse Duke Ellington diffère beaucoup de celle que l'on a, d'ailleurs abusivement, des grands créateurs de jazz. Non seulement il fut profondément religieux, mais, comme l'a écrit encore James Lincoln Collier, « il ne se drogua pas, il sut contrôler sa façon de vivre, il géra ses affaires avec intelligence, il dirigea son orchestre avec beaucoup de perspicacité et il avança dans la vie sans jamais cesser d'étudier, de travailler, d'apprendre, tout en laissant son art et son talent mûrir lentement ».

Une famille conformiste

Les références à la peinture ne sont pas fortuites, si l'on songe à la formation qu'il eut à l'adolescence. Quant à son parcours artistique exempt de scandales, on peut y voir le prolongement d'une enfance passée au sein d'une famille plutôt stable et attentive. A l'inverse de l'immense majorité des autres grands musiciens de l'histoire du jazz, Duke Ellington est issu d'une famille de la petite bourgeoisie noire de Washington, où il est né le 29 avril 1899. Il n'y a jamais eu chez les Ellington un quelconque sentiment de révolte (ce qui n'empêchera pas le futur compositeur, meurtri par le racisme et l'intolérance de la société américaine, de glorifier la culture afro-américaine). Son père a d'abord été maître d'hôtel, ayant même travaillé pour la Maison-Blanche, avant d'être engagé comme dessinateur par la marine nationale. Quant à sa mère, fort honnête pianiste, elle éleva son fils et sa fille Ruth (de seize ans plus jeune que Duke) dans le respect à la fois de la religion et des idéaux américains. Bref, les Ellington n'avaient qu'une ambition: tout faire pour que leurs deux enfants réussissent.

C'est pourquoi le jeune Edward Kennedy fit ses études, de 1914 à 1917, à la Armstrong High School - l'une des meilleures écoles pour Noirs de la capitale -, puis dans une école des beaux-arts après avoir remporté un concours organisé par la NAACP. Edward Kennedy Ellington, que ses amis des beaux-arts avaient surnommé "Duke" en raison de sa distinction naturelle, aurait pu d'ailleurs être un peintre de renom. Mais il y avait les rythmes syncopés du ragtime et du stride que l'on entendait partout alors à Washington. Pour le jeune artiste, ce devait être une ardente révélation.

Des beaux-arts à Broadway

Abandonnant ses pinceaux avec d'autant plus de facilité qu'il est déjà un pianiste fort brillant, il décide de se consacrer à la musique et de monter son propre orchestre. Certainement ses parents ont-ils cherché à l'en dissuader - en 1920, Duke est en effet marié depuis deux ans à Edna Thompson avec qui il a eu un fils, Mercer, l'année suivante -, mais la passion du ragtime est décidément trop forte…

Les Washingtonians (Duke au piano, Otto Toby Hardwick au saxophone, Arthur Whetsol à la trompette, Elmer Snowden au banjo et Sonny Greer à la batterie) commencent à se produire dans les clubs de la capitale fédérale. Mais les uns et les autres savent que, pour se faire un nom, il leur faut conquérir New York, qui n'est après tout pas si loin. Ainsi, en février 1924, après que Fred Guy eut succédé à Snowden, la formation est engagée au Holywood Club, un cabaret de Broadway rebaptisé par la suite Kentucky Club. Sonny Greer raconte : « Nous commencions à travailler à 23 h, et aucun d'entre nous n'aurait pu deviner l'heure de la fermeture. Généralement, nous n'avions pas fini avant 7 ou 8 h du matin (...). On y trouvait toutes sortes de personnes : des gens de la haute société, d'autres du monde du spectacle, des musiciens, des débutants, etc... (Stanley Dance, The World Of Duke Ellington.) Sur l'orchestre, Greer ajoute : Duke n'écrivait pas encore beaucoup, mais il transformait les mélodies à la mode, Toby jouait du ténor et doublait au baryton, de telle sorte que nous résonnions comme un grand orchestre, mais notre son était doux et agréable. »

La conquête de Harlem

Les cinq années passées au Kentucky Club marquent le premier pas important dans la carrière de Duke Ellington. Fletcher Henderson et son arrangeur, Don Redman sont en train de révolutionner le monde du jazz en attribuant aux sections d'un grand orchestre le rôle tenu auparavant par les musiciens néo-orléanais (l'improvisation collective). Influencé par Henderson, Duke change de style, aidé par de nouveaux musiciens, dont Sidney Bechet, Charlie Ivis, Joe Tricky Sam Nanton et Bubber Miley. De ce dernier, Duke dira : « Le caractère de notre orchestre a changé avec l'arrivée de Bubber Miley. Il faisait haleter, grogner et grincer la sonorité de sa trompette (...). C'est alors que nous avons décidé de laisser tomber la musique douce. » Pour preuve, en effet les premiers enregistrements des Washingtonians : East St. Louis Toddle-Oo, Black And Tan Fantasy ou encore Black Beauty.

Ces enregistrements, comme les prestations au Kentucky Club, vont permettre aux Washingtonians de conforter leur réputation auprès du public new-yorkais. Grâce à Irving Mills, devenu le manager de Duke Ellington, la formation est engagée au Cotton Club. Du 4 décembre 1927, date à laquelle la formation, rebaptisée Cotton Club Orchestra, joue pour la première fois sur la scène du club de Harlem, jusqu'au début des années 1930, Duke Ellington et ses musiciens imposeront une musique d'une richesse inouïe, sensuelle, évanescente, exotique - le style "jungle" - et conquerront un public de plus en plus vaste, notamment grâce aux émissions de radio diffusées en direct. Années fastes que ces années 1930 où, entouré par de merveilleux instrumentistes - ceux de l'époque du Kentucky Club mais aussi Johnny Hodges, Harry Carney, Barney Bigard, Cootie Williams -, Duke donne naissance à quelques-uns de ses chefs-d'œuvre : Mood Indigo, The Mooche Sophisticated Lady, Prelude To A Kiss, Ring Dem Bells, Truckin', Battle Of The Swing (véritable concerto grosso), ainsi que Reminiscing In Tempo (écrit en 1935, à la mort de sa mère).

Une impulsion nouvelle

En 1939, sans abandonner pour autant le style jungle, Duke Elington veut élargir ses horizons musicaux. Il cesse sa collaboration avec le manager Irving Mills et il engage de nouveaux jazzmen de génie, l'arrangeur Billy Strayhorn, et le contrebassiste Jimmy Blanton puis, le saxo ténor Ben Webster. C'est l'occasion pour le chef d'orchestre de se tourner résolument vers le swing. Les climats envoûtants des débuts restent omniprésents dans les enregistrements qui s'échelonnent du début des années 1940 au milieu de la décennie suivante - Ko-Ko est l'apothéose du style jungle -, mais leur interprétation se fonde davantage sur le rythme. Comme si après avoir conquis les habitués des clubs de New York ou de Los Angeles, il fallait cette fois d'adresser aux danseurs. Duke et son ensemble rivalisent alors avec les plus grandes formations de l'ère swing, à commencer par celles de Count Basie et de Benny Goodman.

Une première au Carnegie Hall

Mais les morceaux swing, qui mettent en valeur la profonde complicité entre le chef d'orchestre et le fidèle Bily Strayhorn, ne constituent, là encore, qu'une étape. Un compositeur prolixe et novateur tel que Duke Ellington a besoin de s'exprimer au-delà des trois minutes que permet alors l'enregistrement d'un disque. C'est ainsi que, le 23 janvier 1943, il présente au Carnegie Hall de New York sa suite Black, Brown And Beige. L'événement est considérable. Cette œuvre de près d'une heure retrace l'histoire de la communauté afro-américaine depuis les temps odieux de l'esclavage jusqu'à l'effervescence de Harlem. En outre, c'est la première fois qu'un orchestre noir se produit de façon significative dans la plus célèbre des salles américaines.

Black, Brown And Beige puis la longue et prestigieuse série de ses suites, en même temps qu'elles vont accroitre son aura, révéleront au monde entier la personnalité authentique du compositeur. Car si l'injustice, l'intolérance et les hypocrisies de toutes sortes dont a souffert et continue de souffrir sa communauté le mettent en colère, il ne prêche pas pour autant la révolte. Sans être un "oncle Tom", il est intimement persuadé qu'un dialogue est non seulement possible, mais nécessaire entre les peuples. Artiste libre, Duke Ellington juge dérisoires et sans fondement les querelles entre gardiens de la tradition et défenseurs du jazz moderne, comme l'atteste sa Controversial Suite ; mais, à l'exemple des compositeurs "classiques" des siècles passés, il est convaincu que la musique doit à la fois rendre l'homme plus humain et servir Dieu. The Sacred Concert, joué pour la première fois le 16 septembre 1965 en la cathédrale de San Francisco, s'inscrira dans cette démarche même si les ministres de l'Église baptiste ne l'auront pas comprise ainsi.

Infatigable créateur

Au cours des années 1960, Duke Ellington multiplie les collaborations avec les musiciens de jazz quelle que soit "l'école" à laquelle ils appartiennent. Les décès de Bily Strayhorn et de Johnny Hodges l'affectent profondément mais, d'une certaine façon vont le pousser à composer davantage et à diriger son orchestre sur toutes les scènes du monde. En 1973, se sachant atteint d'un cancer du poumon, il se livre encore intensément à la création, jouant par exemple à l'abbaye de Westminster The Third Sacred Concert, avant d'entreprendre une nouvelle tournée en Europe continentale. Le créateur, qui avait tant fait pour sa communauté, pour la musique de jazz, qui avait en outre écrit de fort belles partitions pour le cinéma, s'est éteint à New York, le 24 mai 1974, laissant à son fils Mercer la lourde mission de reprendre en main la destinée de son orchestre, laissant aussi plusieurs œuvres qui, à ce jour, n'ont pas encore été enregistrées ! Miles Davis avait écrit dans les colonnes de Down Beat, à l'occasion du soixante-quinzième anniversaire de Duke Ellington : « Tous les musiciens devraient un jour se réunir pour le remercier à genoux. »