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une petite histoire du jazz...

Charlie Parker

Bird, l'esprit de l'avant-garde

« C'est Charlie Parker qui, après sa mort, frappe à la porte du paradis. On lui demande : "Qui est là ? - Yardbird." Saint Pierre regarde dans son registre et ne trouve pas ce nom : "Yardbird ? - Charlie Parker. - Oh, je vois : drogue, sexe, vie dissolue, etc. Bird, je crois qu'il va falloir patienter un peu ! - Allez, un bon geste, laisse-moi entrer. - Y'a quelqu'un que tu connais ? - Oui, je connais Joe. - Tu veux dire saint Joseph, l'époux de Marie ? - Lui-même ! - Bien attends-là une minute, je vais lui en toucher un mot. Saint Pierre monte chercher saint Joseph et lui dit : "Dis donc, Joe, il y a à la porte un type qui prétend te connaître. Il dit s'appeler Yardbird." Joe répond : "Bird : pas de problème, laisse-le entrer." Pierre objecte : "Mais, dis-moi, il a plein de choses à se reprocher. Je ne peux pas le laisser entrer comme ça !" Joe insiste : "Je te dis qu'il n'y a pas de problème : fais-le entrer, veux-tu ?" Saint Pierre remus un peu nerveusement ses clefs et répond "Vraiment Joe je serais enchanté de pouvoir te faire plaisir, mais c'est impossible !" Joe bondit, se retourne à l'adresse de sa femme : "Va chercher le petit : on se barre d'ici" ! »

Les deux images de Bird

En racontant cette délicieuse histoire au journal Jazz Hot en 1976, le pianiste Joe Albany ne fait que rétablir une certaine vérité et présente Charlie Parker tel qu'il a été : un être bon vivant, cultivé, mais aussi plein d'humour, alors qu'on l'a si souvent décrit comme un personnage sombre, un artiste qui s'était senti investi d'une mission esthétique tout en ayant suivi la voie de l'autodestruction. Ce n'est sans doute pas un hasard si le cinéma s'est intéressé à lui.

Certes, Charlie Bird Parker a sombré dans la drogue et l'alcool. Son comportement irrationnel a pu déconcerter jusqu'aux musiciens de jazz eux-mêmes, à commencer par ses complices de la 52e Rue, Dizzy Gllespie, Bud Powel et Thelonious Monk. Mais cet être unique, ce génie comme venu d'une autre planète, possédait ses propres repères, ses propres conceptions de l'existence et de la société et n'a pas pu ou voulu se conduire comme les autres. Sa vie, il l'a consumée à une vitesse effrayante, avec cette fulgurance que l'on retrouve dans ses solos. Il a toujours eu la volonté d'explorer de nouveaux espaces - et pas seulement sonores -, de multiplier les expériences, flirtant même - consciemment ? - avec la mort. Parker, à l'évidence, ne fut pas un être heureux. A-t-il été pour autant comme certains l'ont avancé, le héros de sa propre tragédie ? S'il n'avait pas perdu Pree en 1954, la petite fille que lui avait donnée Chan, il aurait peut-être eu la volonté de repartir sur de nouvelles bases. En tout cas, il avait manifesté le souhait de se rendre en France pour y compléter ses connaissances musicales.

A l'ecole des clubs de Kansas City

Charlie Parker est né dans un faubourg de Kansas City, le 29 août 1920. Son père, Charles Parker Sr., artiste de music-hall le plus souvent sans emploi, quitte le domicile familial, alors que Charlie est tout jeune enfant, pour travailler dans les wagons-restaurants. Quant à sa mère, Addie Boyley, tout d'abord domestique, elle sera engagée au bureau central de la Western Union Telegraph Company.

Pour ses 13 ans, Charlie reçoit son premier saxophone, « un vieux machin fabriqué à Paris en 1898, tout rafistolé avec des bouts d'élastique et de I'AIbuplast, des clapets qui se bloquaient et des tampons qui laissaient passer l'air » (d'après Tootie Clarkin, propriétaire d'un cabaret à Kansas City, cité par Ross Russell dans Bird, la vie de Charlie Parker).

Accompagné de son instrument de fortune, il se présente, avec d'autant plus de facilité qu'il fait beaucoup plus vieux que son âge - à 16 ans, il vient de se marier et de toucher aux drogues -, dans les clubs de Kansas City. La ville s'ouvre davantage au jazz depuis que Tom Pendergast, « personnage à l'image des premiers colons irlandais truqueurs de votes et manipulateurs d'urnes », en est le maire. Les débuts se révèlent très difficiles : les jam-sessions ne pardonnent pas aux débutants qui veulent se confronter à Ben Webster, Herschel Evans ou Lester Young. Mais Charlie apprend vite et, nuit et jour, seul ou avec d'autres musiciens, il perce les secrets de son saxo. Aussi, après avoir tenté sa chance à Chicago et à New York, revient-il à Kansas City en 1939, où il est engagé dans l'orchestre de Jay McShann.

New York et les laboratoires du bop

Les concerts et les enregistrements réalisés avec McShann témoignent déjà de la volonté de Charlie Parker de rompre avec le jazz classique. Mais son génie novateur n'éclate véritablement que lorsqu'il s'installe à New York au début des années 1940. Devenu l'ami de Kenny Clarke, Thelonious Monk, Bud Powell et Dizzy Gillespie, qui ont transformé les clubs de la 52e Rue en laboratoires du bop, il fait partie des grands orchestres d'Earl Hines et de Blly Eckstine, où se côtoient jazzmen classiques et d'avant-garde. Il monte ensuite son propre combo, qui est engagé aux Three Deuces. Soutenu par la trompette flamboyante de Gillespie, le piano d'AI Haig, la contrebasse de Curley Russell et la batterie de Stan Levey, Parker va faire du bop l'événement musical le plus important depuis le jazz de Louis Armstrong, reléguant au second plan tous les orchestres swing des années 1930.

Mais le jazz moderne se forge aussi en studio. De Salt Peanuts à Shaw Nuff, en passant par Hot House et Lover Man enregistrés en 1945, Ross Russell, biographe de Bird, écrit que « la musique jaillit littéralement des sillons. La qualité du pressage, le talent de l'ingénieur du son, ainsi qu'une impression de "pris sur le vif" ajoutent à l'éclat intrinsèque des prestations. Les échanges trompette-saxophone évoquent les dialogues entre ordinateurs, avec des données régurgitées en un temps record, alors que les structures harmoniques et les timbres métalliques rappellent Varèse. »

Quant à Koko et Now's The Time, gravés à la même époque, avec, outre Gillespie et Russell, le pianiste Argonne Thornton, le batteur Max Roach et un jeune trompettiste du nom de Miles Davis, « ils nous rappellent la dualité qui imprègne l'œuvre de Parker. Now's The Time est cool, intériorisé, mélancolique. Koko, tendu, agressif, affirmé, exemple de virtuosité ahurissante : soixante-quatre mesures sur des harmonies difficiles, une manière définitive et péremptoire de jouer du saxophone. »

Les affres des paradis artificiels

Peu après ces enregistrements, les policiers de la brigade des mœurs font fermer les clubs de la 52e Rue. Parker et Gillespie se rendent à Los Angeles, où ils se produisent au club de Bill Berg. Entre les deux musiciens, la relation ne tarde pas, toutefois, à se détériorer. Certes, le sextette, qui comprend le vibraphoniste Milt Jackson, le pianiste Al Haig, le contrebassiste Ray Brown et le batteur Stan Lewey, continuera d'enregistrer et de jouer en public, Parker et Gillespie participant au premier concert Jazz At The Philharmonie de Norman Granz. Mais la toxicomanie de Charlie bouleverse souvent les projets du combo. Ainsi, pour s'acheter de l'héroïne, le saxophoniste vendra le billet d'avion qui aurait dû le ramener sur la côte Est, provoquant la rupture avec Gillespie.

L'inauguration du Birdland et l'illusoire renaissance

De retour New' York en 1947, après un internement dans l'établissement californien de Camarillo, Charlie Parker se produit à nouveau aux Three Deuces, moralement soutenu par Chan Richardson qu'il a finalement préférée à son épouse, Doris Sydnor.Les enregistrements qui suivent, notamment pour Dial (le label de Ross Russel), comme le concert qu'il donne lors de l'inauguration de Birdland le 15 décembre 1949, font croire à une renaissance.

En réalité, ce sera le déclin, sans doute dû aux excès de drogue et d'alcool, plus sûrement à la mort de sa fille en mars 1954. Charlie Parker ne se remettra pas de la disparition de Pree, même s'il espérait encore au milieu des années 1950 revenir en France où le public l'avait chaleureusement accueilli. En mars 1955, il provoquera un retentissant scandale en se disputant violemment avec Bud Powell sur la scène de Birdland. Le pianiste quittera la salle laissant un public totalement médusé.

Le dernier acte

Ayant perdu tout contact avec la réalité, Charlie Parker chemine péniblement vers la mort. Le mercredi 9 mars, il se réfugie chez la baronne Nica de Koenigswarter, mécène des jazzmen modernes que Monk lui a présentée. Affolée par son état, celle-ci appelle aussitôt son médecin, qui tentera désespérément de le faire hospitaliser. Bird s'éteindra trois jours plus tard. Le docteur Freymann, qui donnait à Parker entre 50 et 60 ans, attribuera le décès à des ulcères, à une pneumonie et peut-être même à une crise cardiaque.

Ross Russell décrit ainsi les derniers moments du grand musicien : « Charlie respirait à peine, les yeux agrandis et fixes, émettant seulement un faible râle. Le pouls s'arrêta plusieurs secondes. La baronne prit le sien, puis revint à celui de Charlie. Plus rien cette fois. Le seul bruit audible dans la pièce était la musique venant du téléviseur resté allumé (…). La baronne traversa la pièce et éteignit le récepteur. Puis elle alla jusqu'à la porte d'entrée qu'elle laissa entrouverte. Au même instant, un coup de tonnerre sembla ébranler l'immeuble tout entier. Comme le coup de tonnerre qui avait, prétendait-on, accompagné la mort de Beethoven. »